Mathias Girel, De l’esprit dans les individus à l’esprit individuel. À partir d’Expérience et nature, de John Dewey. Philosophical enquiries: revue des philosophies anglophones, J.Berthier-A.Milanese, 2016, Dewey II, 85-112.
Résumé : L’article se propose de comprendre l’affirmation sibylline de Dewey, lorsqu’il établit une différence « radicale » entre des « esprits individuels », d’une part, et des « individus dotés d’esprits », d’autre part, pour montrer que les seconds ne se réduisent pas aux premiers, et lorsqu’il affirme que « l’esprit qui apparaît dans les individus n’est pas identique à un esprit individuel ». Il va donc s’agir de répondre à plusieurs questions, nouées ici. Quel est donc cet « esprit » qui apparaît dans les individus ? En quoi se distingue-t-il d’un esprit individuel ? Cette dernière notion est-elle le nom d’un fantôme philosophique ou bien d’une réalité à défendre ? Ce premier problème va nous conduire à exposer la raison pour laquelle Dewey distingue nettement l’esprit, le soi et la conscience, à rebours d’une tradition qui aurait souvent identifié ces trois termes. Compris ainsi, l’esprit n’est pas individualisé et se distingue nettement de ce que nous appelons une personnalité ou un Soi. Comme on l’a suggéré, une telle approche pourrait conduire à répudier totalement l’idée d’esprit individuel, alors que Dewey semble pourtant la défendre à plusieurs reprises, en un sens révisé. Ainsi dans « Democracy in Education », il évoque l’émancipation de l’esprit comme tâche pour la démocratie : « Vie moderne signifie démocratie, démocratie signifie libérer l’intelligence en vue de l’indépendance et de l’efficacité — l’émancipation de l’esprit comme organe individuel afin qu’il accomplisse sa tâche propre »10. Il souligne dans Démocratie et éducation la nécessité pour un élève de se former un esprit « bien à lui »11. Il affirme enfin dans L’évolution du pragmatisme américain, publié juste après Expérience et nature, que « la philosophie Américaine … a donné au sujet, à l’esprit individuel, une fonction pratique plutôt qu’une fonction épistémologique. L’esprit individuel est important parce que seul l’esprit individuel est l’organe de modifications dans les traditions et les institutions, le véhicule de la création expérimentale »12. Il va donc falloir dire pourquoi Dewey ne se contredit pas et pourquoi il semble faire droit néanmoins à cette notion, et ainsi décliner l’esprit au pluriel13. Comment cela est-il possible, sur la base de la définition présentée plus haut, et qui devrait rendre l’expression « mon esprit » aussi étrange au fond que « mon langage » ? Pour mener cette enquête, le présent article s’attache à l’argumentation déployée dans le difficile chapitre VI d’Expérience et nature, « Nature, esprit et sujet ». Nous nous attachons, dans les sections suivantes, à trois points distincts de l’argumentation de Dewey dans ce chapitre, car la densité et la rapidité avec laquelle il examine les trois problèmes fondamentaux relatifs à l’esprit individuel pourraient en masquer le caractère systématique : il va s’agir de renvoyer dos-à-dos les deux approches qui font de l’individu soit un point de départ soit un point d’arrivée dans toutes nos descriptions de l’expérience et d’en tirer les conséquences concernant l’esprit dont peuvent être dotés les individus. Nous verrons ensuite en quoi notre capacité à considérer nos représentations comme « nôtres » a pu conforter l’idée que les esprits individuels étaient des étants séparés. Enfin, nous tenterons de comprendre pourquoi l’individu qui est, en 1925 comme aujourd’hui encore sans doute, au centre des discours, ne désigne pas tant une existence évidente qu’une entité fantomatique et disparaissante. Qu’est-ce qui, dans la situation présente, si nous sommes bien encore dans la situation de Dewey, est une machine à produire un individualisme vide, qui va prendre la forme d’une intériorité sans prise et sans harmonie avec le devenir du monde réel ?