Mathias Girel, John Dewey, l’existence incertaine des publics et l’art comme « critique de la vie », C. Chauviré et B. Ambroise (Dirs), Mental et social, Raisons Pratiques, novembre 2012, 331-347.
Résumé : L’Art comme expérience de John Dewey a longtemps fait figure d’objet curieux dans son oeuvre de la maturité, aussi bien du point de vue de ses critiques que de ses alliés d’ailleurs. S’il a été pris au sérieux, et considérablement relu chez des auteurs récents, notamment sous l’impulsion de Richard Shusterman, beaucoup se contentent encore souvent d’aller trouver dans ce livre une critique de la conception « muséale » de l’art, une incitation à voir dans l’expérience esthétique non une expérience isolée mais une dimension de toute expérience, et éventuellement des propos frappants sur l’esprit, mind, dont Dewey nous rappelle qu’il faut le comprendre non comme substance mais comme « verbe », comme action. Il semble pourtant qu’aussi bien par son thème que par ses arguments, l’ouvrage de 1934 représente un enjeu qui touche de très près la notion de public, elle-même à la croisée du mental et du social, et que cet enjeu précis, c’est-à-dire l’articulation entre l’Art comme expérience et la philosophie politique de John Dewey, étonnamment, n’ait été pour l’instant qu’effleuré. La présente enquête va donc faire droit au thème général de ce recueil, l’articulation entre mental et social, à partir d’un trait apparemment négligé de la philosophie de Dewey, qui engage l’esthétique et le politique. Pour donner corps à cette enquête, je voudrais relier ici deux étonnements, provoqués par deux groupes de textes de Dewey. Le premier étonnement a trait au Public et ses problèmes, qui semble envisager, en complément de l’enquête sociale, la possibilité qu’un rôle spécifique soit dévolu à l’art dans l’émergence des publics. Le second étonnement est lié à une formule que l’on trouve plusieurs fois sous la plume de Dewey et qui semble être à mille lieux d’un instrumentalisme étroit tant elle revêt des accents perfectionnistes : l’idée que l’art aurait une fonction morale, et plus précisément que l’on pourrait lire la poésie et l’art plus généralement comme une « critique de la vie ». Ce dernier propos est emprunté au critique anglais Matthew Arnold et semble jouer un rôle-clé dans l’argumentation de Dewey, dans l’Art comme expérience (1934) comme dans Expérience et Nature (1925). Je vais montrer dans une première section comment Le Public et ses problèmes (1927) semble allouer une place adjuvante mais importante à l’art, puis voir comment cette possibilité est déjà ébauchée dans Expérience et Nature, ce qui permettra de montrer que la visée de l’ouvrage de 1925 est déjà esthétique, avant d’identifier un de ses prolongements dans L’Art comme expérience, ce qui permettra de montrer que la visée de l’ouvrage est encore politique.