République des Savoirs

Laboratoire transdisciplinaire du CNRS, ENS et du Collège de France

Un séminaire pour évoquer les temps de la pandémie

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De 2021 à 2023, l’unité de recherche « République des Savoirs » a organisé un séminaire ouvert au grand public pour évoquer les temps de la pandémie. Entretien avec Sophie Roux, directrice de l’unité et enseignante-chercheuse en philosophie à l’Ecole normale supérieure pour évoquer les coulisses de l’organisation du séminaire.

Comment est née l’idée de ce séminaire sur les temps de la pandémie ? Quel était son objectif ?

Sophie Roux (S.R.) : Le séminaire « Les temps de la pandémie » organisé par la République des savoirs s’est tenu pendant les deux années académiques 2021-22 (consulter le programme) et 2022-23 (consulter le programme), la deuxième année en coopération avec des collègues du département de philosophie de l’université de Créteil. Nous avons commencé à programmer ce séminaire début 2021, alors que nous sortions d’un deuxième confinement. D’un côté, nous étions tentés de prôner le silence parce que l’espace public avait été pendant plusieurs mois saturé de discours en tout genre sur la pandémie ; mais, de l’autre, nous avions le sentiment qu’une unité de recherches comme la République des savoirs, qui réunit des littéraires et des philosophes, certains spécialistes de philosophie politique, d’autres d’histoire et de philosophie des sciences, pouvait être un lieu où s’articuleraient quelques questions qui n’avaient pas été suffisamment approfondies. D’un côté, nous étions persuadés qu’il était trop tôt pour tirer les leçons de l’événement qu’était la pandémie, si tant est qu’il y ait des leçons à en tirer ; mais, de l’autre, il était évident que nous n’avions cessé, les uns et les autres, d’essayer de comprendre cet événement. Bref, tout en étant conscients des risques qu’il y avait à ajouter un discours de plus à tous les discours qui circulaient, il nous a semblé important de réfléchir collectivement à la pandémie.

Nous nous sommes mis d’accord sur l’idée d’organiser un séminaire mensuel à cet effet, selon deux principes. En premier lieu, dans la mesure où nous étions chacun et chacune débordés par d’autres projets et où nous voulions éviter de nous introniser comme experts sans avoir pris le temps de travailler, il nous a semblé que la première chose à faire était de commencer par inviter des collègues qui avaient, pour ainsi dire, été en première ligne. En second lieu, il nous est apparu que le thème transversal du temps permettrait d’aborder différents aspects de la pandémie, qu’il s’agisse de l’articulation du temps personnel et du temps social en période de confinement, de l’accélération de la production des sciences et des techniques et du débat public, de l’urgence des décisions politiques ou médicales, de la longue durée en matière d’épidémiologie.

Quels ont été les enseignements principaux de ce séminaire ?

(S.R.) : En tant que directrice de la République des savoirs, le séminaire m’a convaincue que la question du temps que nous avions identifiée était effectivement une question transversale d’une grande richesse pour analyser la pandémie. Les enseignements à tirer de notre séminaire diffèrent selon les quatre espèces de temps que nous avons distingués.

1/ Le temps vécu à la pointe du présent. Parce qu’il n’était pas possible, pendant la pandémie, de savoir de quoi demain serait fait, nous avons tous et toutes cessé de nous projeter dans l’avenir : nous vivions au présent, bien plus qu’en temps ordinaire. La capacité à vivre dans l’instant présent est souvent présentée comme un signe de sagesse et une garantie de bonheur. Pendant la pandémie, nous avons expérimenté les limites d’un présent qui, loin d’être une promesse de futur, était continuellement menacé par l’avenir. Nous nous sommes donc spontanément efforcés de structurer ce présent perpétuel en instituant, dans un espace souvent contraint et en tout cas moins varié qu’à l’ordinaire, des régularités, des rythmes et des rites. C’était une vie rétrécie que l’on cherchait à différencier et à enrichir du dedans. Pour décrire et analyser phénoménologiquement la structure de ce temps vécu, le témoignage de la littérature s’est révélé particulièrement intéressant. Comme l’ont montré les interventions d’Elisabeth Russo, Pierrine Didier et Laurent Gonthier, un nouveau genre littéraire s’est développé, celui des journaux de confinement. Tout en réactivant le genre littéraire des journaux intimes écrits pendant des crises (épidémie, guerre, catastrophe naturelle ou sociale…), ces journaux de confinement ont développé un certain nombre de spécificités en termes de souci de soi ou de positionnement de genre.

2/ Le temps long des sciences face à l’urgence. Les sciences ont besoin d’un temps long, en particulier face à des phénomènes nouveaux : il leur faut prendre le temps d’élaborer des données empiriques robustes, de trouver les cadres théoriques pertinents, de clore les controverses naissantes, de construire un consensus entre communautés scientifiques n’ayant pas les mêmes normes et les mêmes pratiques – dans le cas de la pandémie, cliniciens, virologues et épidémiologistes par exemple. La pandémie est venu perturber ce temps long : la production de résultats en sciences bio-médicales s’est accélérée, et cette accélération a constitué un risque en termes de fiabilité, ce qu’a par exemple montré l’augmentation du nombre de rétractations dans les journaux savants. Les exposés de Samuel Alizon (du point de vue de la science « pure », avec la construction de modèles mathématiques) et de Philippe Ravaud (du point de vue de la science « appliquée », avec l’évaluation des traitements médicaux) ont permis de comprendre comment des ressources matérielles ou des méthodes déjà éprouvées avaient été mobilisées pour créer du nouveau. En particulier, la réaction extrêmement rapide des communautés scientifiques à cette pandémie n’aurait pas été possible sans la mobilisation de données massives, qui reposent sur l’organisation et la coordination de collectifs humains, certains locaux, d’autres nationaux, d’autres encore transnationaux ou internationaux.

3/ Le temps de la décision politique et de l’action sur le terrain. Scientifiques et politiques se trouvent dans un jeu de miroirs, les politiques pilotant les sciences et les scientifiques faisant bénéficier les politiques de leur expertise. Il était dans ces conditions naturel de poser la question des instances intermédiaires entre l’expertise scientifique et la décision politique, ce qui, en France, a été le cas du Conseil scientifique créé pour l’occasion : un exposé de Daniel Benamouzig a permis de comprendre comment ce Conseil s’était structuré, mais aussi comment il s’était articulé à l’instance politique, qui a elle aussi besoin d’une temporalité longue et feuilletée (temps de l’information, temps de la prospection et de l’anticipation, temps de la présentation des raisons dans un espace public pluraliste, temps de la délibération collective, temps de la décision, temps de l’action…). La manière dont les hôpitaux s’étaient préparés à des situations de crise sans avoir vu venir une pandémie de cette ampleur a été très bien montré par François Crémieux. On parle de l’urgence des sciences en temps de crise, mais, l’urgence du terrain – comment trouver des lits en nombre suffisant pour des malades en détresse, comment prendre des décisions médicales en situation d’incertitude – était elle aussi flagrante…

4/ Information, malinformation et désinformation en temps réel. Si le schème selon lequel le public doit recevoir passivement les informations scientifiques et accepter comme telles les décisions politiques est en principe dépassé depuis longtemps, force a été de constater que l’opinion publique a été prise à partie de multiples manières pendant la pandémie et que la question de la qualité de l’information publique en circulation n’a cessé d’être posée, les catégories de mal- et de désinformation étant abondamment sollicitées. Sous la première rubrique, les rumeurs ou autres « infox » ont fait l’objet d’une inquiétude sanitaire croissante : une énergie considérable a été passée à établir que la chaleur, l’alcool ou le chlore n’étaient pas des remèdes appropriés, que la 5G ne pouvait pas « activer » le virus ou que, sauf contre-indication, la vaccination était décisive pour la gestion collective du virus. Sous la seconde rubrique, des stratégies relevant plus nettement de la propagande ont ajouté à la confusion, qu’il s’agisse de l’affrontement géopolitique entre les États-Unis et la Chine sur l’origine du virus ou de la communication politique des régimes coronasceptiques. Sur ce thème, les exposés de Renaud Piarroux sur les enseignements qui pouvaient éventuellement être tirés d’un parallèle avec l’épidémie de choléra en Haïti, de Jeremy Ward sur les hésitations vaccinales, ou de Manon Berriche sur les attitudes épistémiques et morales que révèlent les controverses sur les réseaux sociaux ont été éclairants.

Y a-t-il un projet de recherche qui en découlera ?

(S.R.) : Plusieurs projets de recherche des membres de la République des savoirs ont été articulés à cette réflexion collective, voire impulsés par elle. Dans le cadre de l’enquête MAMA du CNRS, Stéphanie Ruphy s’intéresse particulièrement aux régulations des prises de parole publiques des scientifiques et Mathias Girel a poursuivi un projet de longue date sur les questions de malformation et de désinformation. Lisa Russo a par ailleurs entamé un projet sur l’écriture littéraire dans les journaux de confinement.  Peter Burgess et Jean-Marc Mouillie ont examiné les publications qui ont établi un parallèle entre les pandémies et l’anthropocène : ils pourront publier leur travail. Finalement, Anne-Sophie Godfroy a rédéigé un rapport montrant que les conséquences socio-économiques de la pandémie n’étaient pas identiques pour les hommes et pour les femmes. Néanmoins, malgré tout cela, il n’y aura pas de publication collective. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons souhaité mettre à disposition de tous et toutes quelques contenus du séminaire grâce au présent travail de médiation.

Cet article constitue le premier article d’une série pour présenter ce séminaire sur les temps de la pandémie.

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