Vous connaissez peut-être Marcel Proust pour son célèbre roman “À la recherche du temps perdu”, mais saviez-vous que son œuvre regorge d’animaux en tous genres ? C’est ce que nous révèle Anne Simon, chercheuse au CNRS et professeure à l’ENS-PSL, dans son article “Zoopoétique de Proust” qui nous invite à relire Marcel Proust avec un regard neuf, attentif à la présence animale.
Un bestiaire inattendu
Contrairement à ce qu’affirmait Roland Barthes, grand critique littéraire du XXe siècle, les animaux sont omniprésents chez Proust. Certes, on ne trouve pas beaucoup de grands mammifères ou d’animaux de compagnie classiques. En revanche, l’œuvre fourmille (c’est le cas de le dire !) de petites bêtes : insectes, batraciens, oiseaux, poissons…
Ces créatures mènent leur vie indépendamment des humains. Par exemple, les têtards dans la rivière de l’enfance du narrateur semblent faire partie intégrante de l’eau. Les mouettes viennent « d’on ne sait où » : leur but semble bien mystérieux pour les baigneurs, mais il est parfaitement clair pour « leurs esprits d’oiseaux ».
Marcel Proust s’intéressait beaucoup aux théories de l’évolution et à l’histoire naturelle. Il avait lu Charles Darwin, mais aussi des ouvrages plus accessibles comme ceux de Jules Michelet, historien qui se passionna pour la vie de la nature, ou de Jean-Henri Fabre, célèbre entomologiste capable de rendre passionnante la vie d’un bousier !
Des animaux au cœur de moments clés
Ces petites bêtes, loin d’être de simples éléments de décor, interviennent souvent à des moments cruciaux du récit. Elles accompagnent toutes les phases de la vie humaine.
- Dans le sommeil, le dormeur retrouve une existence primitive, comparable à celle d’un animal. Il peut aussi rêver de ses parents… transformés en rats « couverts de gros boutons rouges » !
- Dans le désir, deux hommes se faisant la cour sont comparés, entre comique et poésie, tantôt à des pigeons paradant, tantôt à un bourdon et une orchidée au moment de la pollinisation.
- Dans l’agonie, le corps de la grand-mère bien-aimée devient le théâtre d’un combat épique entre le « python » de la fièvre et un élément chimique primordial. Plus tard, des sangsues posées sur sa tête la transforment en une Méduse à la « chevelure ensanglantée » : se voir elle-même dans un miroir risquerait de la pétrifier d’horreur.
Une société analogue à une ménagerie
Marcel Proust va plus loin qu’Honoré de Balzac, qui comparait déjà la société à un bestiaire. Chez lui, l’animalité fait partie intégrante de l’humanité. Les frontières entre règnes (animal, végétal, minéral) s’effacent. On trouve ainsi des vieillardes aux visages verdâtres qui semblent incrustés de morceaux de coquillages, des filles-fleurs, une servante comparée à une guêpe cruelle pour ses victimes mais nourricière pour ses petits…
Cette omniprésence des comparaisons animales a aussi une fonction satirique, et finit par transformer toute la société en une vaste ménagerie. L’opéra devient un aquarium où évoluent des « monstres marins » aristocratiques. Et un simple monocle fait imaginer une lentille de microscope sous laquelle grouille « d’amabilité » le regard de snobs qui ressemblent eux-mêmes à des carpes aux « yeux ronds ».
Ces analogies ne sont pas de simples figures de style. Elles révèlent une vision du monde où l’humain et l’animal sont profondément liés, en constante mutation. Proust joue avec les théories de l’évolution pour rendre compte d’un univers social, historique ou psychique fluide et changeant.
L’écrivain-animal
Mais le plus fascinant, c’est peut-être la façon dont Proust se représente, en tant qu’écrivain, à travers des images animales.
- Enfant, malade dans sa chambre, il s’envisage comme Noé dans son arche, se forgeant tout un savoir sur le monde.
- Dès les premières pages écrites, il se compare à une poule, chantant « à tue-tête » sa joie créatrice.
- À la fin de sa vie, épuisé par son œuvre monumentale, il se voit comme un hibou, créature nocturne qui « ne voit un peu clair que dans les ténèbres ».
- Enfin, peu avant sa mort, il s’identifie à son tour à une guêpe fouisseuse : cet insecte, étudié par Fabre, paralyse ses proies pour nourrir ses larves. À son tour, Proust, « recroquevillé comme elle et privé de tout », consacre ses dernières forces à assurer la diffusion de ses livres dans le monde. Ses livres, ou ses livres-larves ?
Une nouvelle approche : la zoopoétique
Cette lecture attentive à la présence animale chez Marcel Proust s’inscrit dans un courant récent appelé « zoopoétique ». Il s’agit d’aborder les textes littéraires en se rendant sensible à la façon dont les animaux y sont représentés, mais aussi à ce qu’ils nous disent sur notre propre humanité.
La zoopoétique part du principe que les animaux ne se contentent pas d’émettre des signaux : ils sont expressifs et racontent des histoires – de survie, de vie sociale, d’émotions… En retour, la façon dont les écrivaines et les écrivains mettent en scène les animaux nous en apprend beaucoup sur leur vision du monde et de la création littéraire.
Un nouveau regard sur Marcel Proust : quand les animaux prennent la plume
Imaginez redécouvrir Proust à travers les yeux d’un hibou, l’estomac d’un boa ou les nageoires d’une baleine ! Surprenant, non ? Pourtant, c’est exactement ce que propose cette nouvelle lecture de son œuvre. Loin d’être de simples figurantes, les bêtes proustiennes nous offrent une perspective fascinante sur le temps, la mémoire et la société humaine.
L’écrivain nous donne accès à un véritable zoo social, où les comportements animaux deviennent un miroir humoristique de nos propres relations. Mais ce n’est pas tout ! Le style même de l’œuvre est comparé à la recette d’un « bœuf mode » dont la « gelée » est composée de différents morceaux bien liés… Quant à Proust, il se glisse dans la peau de différentes créatures pour explorer son processus créatif, entre gestation et sécrétion. Résultat ? Une invitation à repenser notre place dans le grand tableau du vivant.
Conclusion
Loin d’être anecdotique, la présence animale chez Marcel Proust est un fil conducteur qui traverse toute son œuvre. Elle nous invite à une lecture plus attentive, plus sensible aux détails et aux métamorphoses. C’est aussi une porte d’entrée accessible pour aborder une œuvre réputée difficile.
Alors, la prochaine fois que vous ouvrirez À la recherche du temps perdu, tendez l’oreille : vous entendrez peut-être le bourdonnement discret mais omniprésent du monde animal, qui, avec le bruissement des plantes et le ressac de la mer, donne à l’écriture proustienne toute sa profondeur.
En savoir plus :
Consulter l’exposition dédiée aux 10 ans de République des Savoirs
Consulter l’article d’Anne Simon « Zoopoétique de Proust », Nouvelle Revue Française, nouvelle édition, n° 1, septembre 2022, p. 95-101.