République des Savoirs

Laboratoire transdisciplinaire du CNRS, ENS et du Collège de France

Négritude et universalisme – Senghor (1906-2001) et Césaire (1913-2008)

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Cet article accompagne une exposition qui évoque dix années de recherches en philosophie, littérature et histoire des sciences au sein du laboratoire République des Savoirs. L’exposition, en libre accès, est ouverte à tous du 4 octobre au 8 novembre 2024. Elle est visible sur les grilles de l’École Normale Supérieure, située au 45 rue d’Ulm dans le 5e arrondissement de Paris.

Citation de Léopold Sédar Senghor sur la négritude et l’universalisme

« En aidant à la défense et illustration de l’Art Nègre, le Sénégal a conscience d’aider à la construction de la Civilisation de l’Universel. En effet, avant même notre indépendance nationale, depuis quelque vingt ans, nous n’avons jamais cessé de bâtir notre politique sur le Dialogue. Dans tous les domaines, mais fondamentalement dans celui de la Culture ; car la culture est la condition première et le but ultime de tout développement. Mais, pour dialoguer avec les autres, pour participer à l’œuvre commune des hommes de conscience et de volonté qui se lèvent de partout dans le monde, pour apporter des valeurs nouvelles à la symbiose des valeurs complémentaires par quoi se définit la Civilisation de l’Universel, il nous faut, nous Nègres, être, enfin, nous-mêmes dans notre dignité : notre identité recouvrée. Être nous-mêmes, en cultivant nos valeurs propres, telles que nous les avons retrouvées aux sources de l’Art nègre […] »

(L.-S. Senghor, « Allocution au Colloque sur l’Art nègre dans la vie du peuple », Dakar, 30 mars 1966, repris dans Liberté 3).

Décryptage de cette citation par Dominique Combe, Professeur à l’ENS

À la fin des années 1950, au moment de la décolonisation et de l’indépendance du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, co-fondateur avec Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et quelques autres du mouvement de la Négritude, emploie l’expression « Civilisation de l’Universel » comme un résumé de sa philosophie, mais aussi de son programme d’action politique, bientôt, comme Président de la République du Sénégal. La notion est indissociable non seulement de la Négritude, mais aussi de l’humanisme, dont la source est pour lui africaine et gréco-latine : « Chaque continent, chaque race, chaque peuple possède tous les traits de l’Homme : une civilisation. Il s’agit, au rendez-vous du XXe siècle, de nous faire des dons réciproques pour édifier la seule civilisation qui soit humaine : la Civilisation de l’Universel ».

La critique radicale du modèle français, et plus généralement occidental, de l’humanisme et de l’universalisme hérités des Lumières et de la Révolution est devenue un lieu commun des théories postcoloniales et décoloniales à partir des années 1980. Après avoir été présentée comme un « racisme antiraciste » selon la formule de Sartre, la Négritude a été dénoncée comme l’expression hypocrite de ce que Césaire appelle le « pseudo-humanisme ».

L’idée d’une « déconstruction » de l’universel abstrait et d’un « décentrement » de la pensée, contre le colonialisme et l’ethnocentrisme, a pourtant occupé très tôt la pensée de Senghor. En 1950, dans « De la liberté de l’âme ou éloge du métissage », notion qui devient peu à peu centrale elle aussi, Senghor pointe déjà la contradiction entre « l’amour de l’Homme » professé par le « Peuple de France », et la définition toute nationale que celui-ci en donne : « L’universalisme même de ce peuple est français ».

Relus au prisme de Foucault et Derrida, de Raymond Williams et C.L.R. James, les penseurs de langue française – Albert Memmi, Frantz Fanon, Abdelkébir Khatibi, tout comme Senghor et Césaire – comptent parmi les sources du livre fondateur d’Edward W. Said : Orientalism publié en 1978, à l’origine des Postcolonial Studies. Et quand Said appelle à « critiquer l’humanisme au nom même de l’humanisme », il ne fait que reprendre un objectif fixé par Césaire dès les années cinquante, dénonçant « l’hypocrisie » de l’Occident, incapable de « pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde ». Senghor, au même moment, appelait à un « humanisme intégral » inspiré de Jacques Maritain et de Teilhard de Chardin, et susceptible d’englober toutes les civilisations.

La critique contemporaine de l’universalisme, qu’on a vite fait de taxer de naïveté ou d’irénisme, voire de néo-colonialisme, doit donc être replacée dans l’histoire des écrits de langue française qui, depuis les années 1930, ont contribué à défaire l’ethnocentrisme occidental, au même titre que les grands textes de langue anglaise de Blyden, DuBois, Locke, James ou Iqbal. Dans la perspective foucaldienne invoquée par Said et ses disciples, il importe donc de relire Senghor et Césaire dans l’épistémè européenne de leur temps. Ils dialoguent avec des penseurs aussi divers que Marx, Bergson et Péguy, Fanon et Sartre, Frobenius et Tempels, Rivet et Delafosse, Balandier et Gaston Berger, aussi bien que Teilhard de Chardin, Maritain et Mounier. Les sources littéraires, politiques, anthropologiques, philosophiques et théologiques en français de la pensée universaliste de la Négritude doivent ainsi être rappelées. C’est à ce prix que les thèmes de la « Civilisation de l’Universel » et de l’« Humanisme intégral » retrouvent tout leur sens, et même une actualité nouvelle.

Lien avec la couverture des ouvrages :

Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, PUF, 2014

Littératures francophones : questions, débats et polémiques, PUF, 2019

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